Sonia Verstappen:
est-ce la prostituée ou la société qui a perdu son âme ?

Sonia-Verstappen

Sonia Verstappen fut prostituée par choix pendant 36 ans. Un métier qu’elle revendique et qu’elle défend contre les nombreuses injustices. Rencontrer Sonia Verstappen, c’est rencontrer une personne au verbe franc et au grand coeur ! Cette anthropologue de formation expose avec beaucoup d’intelligence et d’énergie la réalité d’un milieu méconnu du grand public. Elle apporte son témoignage précieux et rare pour le spectacle Paying for it qui se joue au Théâtre National jusqu’au 23 novembre ! Un spectacle poignant, intense qui lève le voile sur nos croyances ! 

 

J’ai lu que vous avez grandi dans un milieu assez bourgeois, catholique. Quels souvenirs gardez-vous de votre enfance ? Comment vous parlait-on justement de la sexualité ? 

On n’en parlait pas ! Quand j’ai eu mes règles pour la première fois, je ne savais pas du tout ce qui m’arrivait. Et on m’a simplement dit : « Ça t’arrivera tous les mois ». C’était vraiment le grand silence. 

À 21 ans, votre petit-ami de l’époque vous emmène dans le bar tenu par sa mère où il y a des prostituées. Ce fut donc la révélation ?

Sonia-VerstappenAh mais c’était la fascination ! Les femmes étaient belles, c’était le milieu de la nuit… À ce moment-là, je travaillais dans des bars ou des cafés, car j’aimais déjà le milieu de la nuit. J’aime bien la nuit. J’ai très vite su que ce n’était pas pour moi de travailler de 8h à 16h dans un bureau. Je n’ai rien contre les gens qui le font, c’est simplement que je savais que je n’étais pas faite pour ça. À ce moment-là, j’étais un peu comme en attente… J’avais besoin de « vie » comme si j’étais en attente de vivre ! Et un jour, la maman de mon petit-ami m’a demandé si je voulais devenir dame de compagnie. Il y avait deux vitrines, dans la première une fille qui était visible et dans l’autre on ne voyait pas ce qu’il se passait. Moi, j’étais dans un coin et je tenais compagnie à la fille s’il y avait un client désagréable, si elle avait besoin de boire quelque chose ou un autre besoin… C’est ce qu’on appelle les dames de compagnie. Après quelques mois, la mère de mon petit-ami me dit qu’un client veut deux filles et elle me demande si elle doit aller chercher une autre fille ou si je veux bien le faire et je me suis dit : « Allez, vendu ! » ! Et j’ai directement bien aimé ! 

Qu’est-ce qui vous plaisait ? Les rencontres ?

Sonia-VerstappenLa gentillesse des hommes ! J’ai tout de suite été confronté à leur gentillesse. Je n’ai pas eu une enfance très aimante de la part de ma mère. Mon père est parti quand j’étais beaucoup plus jeune et je ne l’ai jamais revu. J’ai grandi sans tendresse…et finalement ces hommes m’ont remise droite par leur gentillesse, par leurs compliments, par leur désir aussi… Je ne suis sans doute pas représentative, mais je sais qu’il y a beaucoup de femmes comme moi qui sont dans ce métier… J’ai tout de suite aimé ça et c’est comme ça ! Après cette première fois, j’ai dit à Paula (mon ex-belle-mère) que je voulais faire ça. Mon petit-ami s’y est opposé en me tendant un ultimatum : « C’est moi ou c’est le métier » et j’ai choisi le métier. C’était une évidence. C’était dans le quartier nord. J’ai d’ailleurs toujours travaillé dans le quartier nord. 

Pensez-vous que ce sont des rapports plus francs que dans une relation amoureuse ? 

Sonia-VerstappenLe grand Laurent de Sutter dans son livre la « Métaphysique de la putain », dit que les prostituées sont les seules femmes honnêtes car l’homme sait tout de suite à quoi s’attendre ! Il n’y a pas de jeux ! Tous mes anciens petits amis, c’étaient des anciens clients. Ça m’épargnait l’étape : « Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? » ! Au début, on commençait à se connaître et puis le jour où je me rendais compte que la relation changeait et qu’ils devenaient des petits amis, ils ne payaient plus. Et là je quittais mon statut de pute pour devenir dans cette relation, une femme. Et c’est là, où les merdes commençaient…car on attend des coups de fil, des mots d’amour… Or dans le statut de prostituée, on ne se doit rien. Ils me mettent l’image dont ils ont envie. Puis, ils ne me disent pas tous leur vrai métier ou leur vrai nom, mais ça m’est égal. Tout le monde joue un rôle dans la société, mais chez nous, il n’y a pas besoin, car nous prenons les gens pour ce qu’ils sont. Nous sommes des mères, des soeurs, des compagnes … Dans les clients, il y a 1/3 des hommes qui viennent pour la passe, 1/3 des hommes parce qu’ils ont un fantasme et 1/3 des hommes pour la tendresse. Dans les fantasmes, il y a beaucoup d’hommes qui se sont fait violés, souvent par des femmes et qui viennent pour revivre ce traumatisme, mais cette fois, en gardant le contrôle ! C’est eux qui décident quand ça commence et quand ça se termine. Ils reprennent le dessus sur une situation qui leur a échappé par le passé. Et ça les libère… Comme des hommes qui ont de grandes fonctions et qui doivent être durs pour faire tourner une boîte. Ceux-là viennent chez nous avec un fantasme masochiste pour balancer, équilibrer… 

Le métier était-il différent à cette époque-là ? A-t-il évolué ?

Sonia-VerstappenIl a évolué, car la société a changé ! La société actuelle est plus violente, plus précaire. Avant, les hommes avaient plus d’argent et les femmes étaient moins libérées ! Quand un homme avait un fantasme un peu moins traditionnel, il y avait un espace là-bas. Maintenant, les femmes donnent plus, car elles ont évolué. C’était les 30 glorieuses aussi il y avait moins de stress, plus d’argent. Aujourd’hui, c’est plus difficile ! Les demandes des clients sont plus compliquées, car ils voient des films pornographiques et ils ont l’impression que ça va être la même chose ! Il faut donc leurs mettre des limites et leurs expliquer que ce n’est pas la réalité. Il faut toujours recadrer ! J’ai travaillé 36 ans et quand j’ai commencé et quand j’ai terminé, j’avais toujours la même chose dans ma poche. J’ai commencé à 2 000 francs belges dans les années 70 et j’ai fini à 50 euros la passe. Et encore, les jeunes demandent moins. Elles demandent 30-40 euros ! 

Et comment s’explique cette baisse de prix ? 

Il y a d’abord eu la concurrence des filles de l’Est qui étaient obligées et qui ont baissé les prix. Et puis, il y a eu la crise économique ! Avant les clients passaient toute la nuit, offraient du champagne… maintenant c’est impossible. Puis, il y a une insécurité aujourd’hui dans ces quartiers. Avant, les hommes pouvaient se balader, laisser leur voiture ouverte…aujourd’hui, ils se font attaquer ! Après, il y a les femmes et les hommes qui font ça en privé ou les escortes girls, mais ce n’est pas mon expérience donc je ne peux pas en parler ! 

Puis vous vous êtes mis à votre propre compte… 

Oui, j’ai repris un « bar » rue du Marché. À l’époque, on ne pouvait pas y faire l’amour, c’était interdit par la loi. Donc on ne pouvait pas avoir de lit, de préservatifs … Tout était caché. C’était vraiment hallucinant et risible ! Puis, ils ont fermé la rue d’Aerschot un moment et je suis allée travailler à Anvers, mais j’ai détesté. Les clients étaient plus secs et moi je suis une papoteuse (rire) ! Puis, je suis revenue rue d’Aerschot et cette hypocrisie était toujours là. C’était la loi !

Justement, parlons de la loi. La prostitution est légale, mais tout ce qui est autour est illégal. C’est bien ça ?

Ce n’est pas interdit de se prostituer ! Mais tout ce qui permet l’entraide et l’organisation est interdit. C’est complètement absurde ! C’est l’article 380 du Code pénal et on espère qu’il y ait une modification de cet article qui interdit le racolage, la publicité …etc. Par exemple, j’ai une collègue qui escorte. Elle donne de l’argent à son chauffeur pour qu’il l’attende en bas. Selon la loi, il est proxénète ! 

J’ai également lu qu’un enfant qui atteint sa majorité et qui vit avec une mère qui se prostitue est également accusé de proxénétisme ! 

Ce n’est heureusement plus le cas maintenant, mais avant un enfant devenait proxénète de sa mère. C’est pareil pour le mari. Si le mari perd son emploi, il a intérêt à vite retrouver quelque chose, car il peut vite tomber pour proxénétisme. Il y a quand même une tolérance, mais bon…il suffit qu’un juge soit un peu moins compréhensif et c’est terminé ! C’est une aberration !  J’ai travaillé 36 ans et je milite depuis plus de 20 ans. 

Quel a été le déclic justement pour commencer le militantisme ? 

Sonia-VerstappenUne émission dominicale où il y avait une mère et sa fille qui étaient venues sur le plateau parler, à visage découvert, de la prostitution. Et le lundi quand la fille est arrivée à l’école, le Directeur lui a dit : « Madame, je suis désolée, mais on ne veut pas de fille de pute ici ». Au même moment, il y avait des émeutes où les voyous du quartier cassaient les vitrines des filles en disant que l’insécurité venait d’elles. Là, j’ai commencé à militer, car cela devenait intolérable. J’ai lu une lettre à la RTBF et puis ça a commencé comme ça… C’est impossible cette injustice ! 

Il est vrai qu’il y a beaucoup d’injustices. Vous n’avez pas droit à la pension, au chômage…pourtant vous payez des taxes ! 

Oui, une femme enceinte doit travailler jusqu’au bout, car elle n’a pas droit au chômage ! Ou alors, on doit se déclarer dans d’autres métiers. Je me suis déclarée comme hôtesse et un jour j’ai eu un contrôle, mais ils étaient adorables ! Un mec de la TVA et une femme des impôts. Ils sont arrivés dans mon bordel. La dame des impôts m’a demandé de faire passer mon téléphone moitié professionnel et moitié privé. Le type de la TVA m’a dit après que le métier d’hôtesse était assujetti à la TVA et que je devrais payer 200-300 euros par mois. Je n’ai pas voulu, car je payais déjà mes impôts. Avec mon comptable, ils ont trouvé une combine pour que je termine ma carrière en étant à moitié strip-teaseuse et à moitié sexologue !  

Sur 36 ans de carrière, vous ne vous êtes jamais fait agresser. Pourtant, en lisant d’autres interviews, je trouve que l’agression vient de l’extérieur… 

Sonia-VerstappenLa pire violence, c’est celle qui vient de la société ! Beaucoup plus que la violence des clients, car cette violence-là, tu sais la gérer. Tu ne fais pas rentrer un client si tu sens que ça va déconner. La violence vient de cette société qui vous insulte et vous méprise. C’est continuel ! C’est la raison pour laquelle, ce spectacle « Paying For It« , réunit des gens qui nous croient tout simplement ! L’équipe du théâtre m’a contacté en 2016 dans le cadre d’un spectacle pour le Conservatoire pour la fin de leurs études. Ils sont arrivés chez moi et on a parlé pendant 3 heures. C’était d’abord une belle rencontre humaine et pour eux c’était une ouverture sur un milieu dont on parle peu. Les médias parlent en général des escortes girls de luxe à la Pretty Woman, des sugar daddies parce que les gens se disent que ça pourrait être leur fille ou alors on parle des filles des traites. Mais l’énorme masse grise, comme je l’appelle, qui n’est ni dans l’extrême du luxe ou ni dans celle de la traite… qui est l’énorme majorité…on en parle très peu ! 

Avec cette violence sociétale, avec ces injustices perpétuelles… Il n’y a pas un moment où on est complètement découragée ? N’est-on pas blessée? 

Sonia-VerstappenÇa m’est arrivée ! Il y a certaines paroles qui me blessent très fort.. Pas parce que je crois ce que ces personnes disent, mais nous ne sommes pas inhumains. Je me souviendrai toujours, il y a eu au Parlement bruxellois un débat sur la prostitution ! Bien évidemment, aucune prostituée n’était interviewée excepté une survivante… Et une abolitionniste qui nous déteste réellement, nous regarde un moment pendant le débat et s’écrie : « Vous et votre pseudo dignité ! En étant prostituée, vous avez perdu votre âme ». Je me suis demandé comment était-ce possible de dire des choses pareilles ! Je peux encore tolérer les insultes, mais il y a des fois où ça va trop loin. Cette violence s’explique parce que nous faisons peur en tant que prostituée car nous ne respectons pas les codes, nous ne rentrons pas dans les cases… On fait éclater quelque chose dans la société qui prône qu’on doit avoir du désir et du plaisir pour avoir une relation sexuelle en tant que femme. Le fait que les femmes n’ont pas une grande sexualité, c’est culturel. Ce sont les hommes qui ont dit ça pour garder les femmes chez soi et s’assurer que les enfants soient bien d’eux. Les femmes ont autant de désir que les hommes. Du coup, les prostituées font éclater ça ! Puisque nous montrons qu’on peut baiser sans amour, sans désir et en plus pour de l’argent. Comme je dis toujours : « Quand on demande l’argent avant, c’est une prostituée. Quand on demande l’argent après, c’est le mariage » ! (rire) Non mais blague à part, une femme doit être passive et attendre que l’homme donne. Nous on dit ce qu’on veut et ça dérange ! 

Tous ces sujets sont abordés dans la pièce de théâtre « Paying for it » qui se joue au théâtre National

Ce que j’admire dans leur démarche: c’est qu’aucun mot n’est à eux. Ce sont les vrais mots des policiers, les vrais mots des prostituées, les vrais mots des associations, les vrais mots des clients… Et ça, c’est admirable ! 

Vous vous préparez à avoir la visite d’abolitionnistes dans la salle qui vont vous insulter ? 

Sonia-VerstappenOui, nous sommes préparés ! C’est comme pour le spectacle « King Kong Théorie » qui a été joué au théâtre de la Toison d’Or et qui tourne encore. Les actrices nous ont téléphoné en panique, car il y avait des abolitionnistes qui, tous les soirs, dès qu’elles parlaient de prostitution, hurlaient dans la salle : « Vous n’avez pas le droit en tant qu’actrices de prononcer des mots comme ça » ! Alors, pour « Paying For It », je suis certaine que ce sera pire ! Je vais essayer d’être là tous les soirs pour ne pas laisser les comédiens, seuls, face à ça ! 

Qu’est-ce que vous espérez avec ce spectacle ? Que les mentalités changent ? 

Je ne veux pas que toutes les mentalités changent ! Quand je vais parler dans des écoles ou n’importe où je me dis que si j’arrive à convaincre une ou deux personnes, ce sera déjà ça ! Les spectateurs qui vont venir voir le spectacle n’auront probablement jamais entendu un discours sur la prostitution. Ils vont être confrontés à un discours qu’ils n’ont jamais recherché à entendre. Je ne me rends pas compte comment monsieur et madame tout le monde va prendre ça ! J’aimerais seulement qu’on croie ce qu’on raconte et même si sur une salle de 100 personnes, il y en seulement 20 personnes qui croient ce qu’ils entendent, pour moi c’est bon ! 

Avec votre association UTSOPI, vous militez contre ces injustices dont nous avons parlé plus haut mais également pour pouvoir créer une coopérative. 

Sonia-VerstappenOui, en effet ! Aujourd’hui, nous ne pouvons pas avoir de coopérative, car si une prostituée prend le bail, elle sera accusée de proxénétisme. L’entre-aide est interdite, car elle aide la prostitution. Nous avons dû faire un mémorandum pour lutter contre toutes ces interdictions qui n’ont pas de sens et qui nous mettent en insécurité et en précarité. Tout ce que nous voulons, c’est la liberté d’exercer le métier que nous avons choisi ! Et nous souhaitons également que la société prenne en charge celles qui veulent sortir de la prostitution. 

 

Plus d’info ? 

rainbowhouse.be

Page Facebook : UTSOPI 

www.theatrenational.be

 

Photos : @Brussels Is Yours