Céline Delbecq:
« Nous sommes toujours le deuxième sexe »

Céline Delbecq est à la fois autrice et metteuse en scène. Elle s’inspire des tabous et de l’anéantissement du sujet humain dans notre société pour écrire des textes forts et créer des spectacles percutants dont on n’en ressort pas indemne.  Aujourd’hui, Céline Delbecq est sur les devants de la scène avec « Cinglée » où elle dénonce l’in-dénonçable : le féminicide. Les mauvaises langues catégorisent ses pièces de « trop trash » allant même jusqu’à la traiter de « folle », nous on la trouve tout simplement formidable… Formidable d’humanité, formidable pour son combat et cette mise en lumière de nombreuses injustices, formidable de dénoncer ce monde qui court à sa perte avec pourtant beaucoup de poésie et de justesse… 

Vous êtes née en 1986 du côté de Tournai. Quels souvenirs gardez-vous de votre enfance ? 

Cécile DelbecqOh beaucoup ! D’ailleurs, je les ai tous écrits. À un moment donné, je pensais que je n’avais plus de mémoire parce que j’avais trop de souvenirs et que si je les écrivais, ça laisserait de la place pour d’autres. Or, ça n’a rien changé j’ai toujours une mauvaise mémoire (rire). J’ai plein de souvenirs de tous les âges.  J’ai des souvenirs joyeux comme beaucoup plus durs.

Aimiez-vous déjà écrire petite ? 

J’avais un journal intime avec un petit cadenas (rire) ! J’ai commencé à écrire à 6 ans ensuite c’était qui est amoureux de qui… Ça se corse à mes 13 ans où je sombre dans des questions existentielles comme : Pourquoi vit-on ? À quoi sert l’existence ? Puis, l’écriture prend forme au Conservatoire où j’ai cours avec Luc Dumont. Et c’est là où je me suis rendu compte que tout ce qui était intime, on pouvait en faire quelque chose en le fictionnalisant. 

Qu’est-ce qu’il se passe à vos 13 ans pour que ces questions arrivent ? 

Céline Delbecq

C’est un garçon de ma classe qui à 13 ans, s’est suicidé. Et c’est là que tout a basculé. J’ai commencé à devenir sombre et à ne pas comprendre le sens de la vie. C’est là que l’écriture et la parole sont devenues indispensables. Aujourd’hui, je vois les choses avec beaucoup plus de distances, mais à l’époque j’étais plongée dans cette mort. Toute cette mort était dans mon corps. 

Ce suicide marquait-il la fin de votre enfance ? 

Céline DelbecqJe pense que je n’étais pas consciente qu’on pouvait mourir à 13 ans. C’était un ami. La veille, nous avions encore rigolé ensemble. Je me rappelle que tous les lundis et les mardis, nous commencions l’école à 09h50. Nous étions trois dans cette option-là. Tous les lundis et les mardis, nous nous retrouvions à 08h10 et nous passions ces deux premières heures à nous balader dans la ville, à faire des bêtises d’enfants. Il s’est suicidé la nuit du dimanche au lundi. Le vendredi, j’étais passé à côté de lui sans le voir et il m’avait attrapé le bras en me disant qu’on se retrouvait lundi à tel endroit. Je me rappelle de ce bras. Quand j’ai appris sa mort, le premier réflexe que j’aie eu était de serrer mon bras là où il l’avait serré quelques jours auparavant. Je voulais retrouver les marques… Je savais que les personnes âgées pouvaient mourir, que les arbres mouraient à l’automne, que les animaux domestiques pouvaient mourir également… mais les enfants, je ne savais pas. D’une manière, cela m’a mise face à ma mort. Tous les souvenirs qui sont liés à ce garçon, je les ai tellement retraversés dans ma tête que je m’en rappelle plus que tout le reste… Pas parce qu’ils sont plus importants, mais parce que j’y ai tellement repensé qu’ils sont gravés à jamais. 

L’orientation vers le Conservatoire de Mons vient-elle naturellement ? 

Cécile Delbecq

J’ai commencé le théâtre très jeune, puis j’ai arrêté, puis j’ai recommencé… Je pense qu’enfant, je voulais faire du théâtre pour faire comme ma grande soeur. Puis j’ai arrêté et j’ai repris adolescente parce que je pense que je voulais me faire une famille. J’avais plusieurs groupes de théâtre à ce moment-là, j’en avais 3. C’est le côté chaleureux, familial, parole aussi… je viens d’une famille de silence. Ma famille est gentille, bienveillante et présente, mais on est vraiment dans le silence… une famille très taiseuse. Ma mère a des acouphènes, mon père des hyperacousies… Donc il ne faut pas faire de bruits. C’était toujours le calme et peu de paroles. Le théâtre était donc tout le contraire. À la fin de ma rétho, j’avais peur de perdre cette famille. À côté de ça, j’ai toujours été mal à l’aise sur scène. Je n’aime pas qu’on me regarde. Je me sens cruche. Je ne sais pas quoi faire de mes bras. Au Conservatoire, je pense que mon corps n’était pas au bon endroit. J’ai eu 7 plâtres, je n’arrêtais pas de me casser des trucs, mais je ne me voyais nulle part ailleurs. Quand il y a eu le cours d’écriture, tout s’est mis à sa place. C’était le rassemblement de toutes ces pièces de puzzle éjectées dans tous les sens. Même la mort de Thomas a pris sens, même le silence a pris sens… Depuis lors, je n’ai plus jamais eu un plâtre de toute ma vie (rire) ! 

Comment avez-vous ressenti que vous étiez à votre place ?

Cécile DelbecqDéjà ça faisait lien…mais j’ai éprouvé un grand apaisement de pouvoir faire ce métier sans devoir me mettre à un endroit où je me sentais tout le temps cruche et un peu conne… L’écriture est quelque chose que j’aime parce que c’est long et j’aime prendre le temps. On a de moins en moins le temps de prendre le temps dans ce monde. J’aime bien la lenteur… C’est un rythme particulier puis d’alterner avec la mise en scène où il y a du monde…où c’est de l’urgence…où on n’a pas le temps. J’ai vraiment ressenti être à ma place, grâce à l’apaisement et le fait d’être dans l’ombre et de pouvoir écrire avec l’exigence que je désire. 

Vous avez mis deux ans pour écrire « Cinglée ». Plonger deux années entières dans le sujet du féminicide, comment n’avez-vous pas sombré dans la folie comme Marta ? Comment avez-vous su garder la tête hors de l’eau ?

Cécile DelbecqJ’ai perdu pied à certains moments. Il le faut de toute manière. Il y a deux ans, nous n’en parlions pas comme maintenant. Avec ce qu’il se passe actuellement, c’est déstabilisant, car on se fait presque avaler par le sujet. Quelque part, je suis gênée, car je n’ai pas voulu utiliser le massacre de ces femmes pour me faire une petite publicité. C’est vraiment le hasard… Mais perdre pied, oui on perd pied…mais ça n’est que ça l’écriture. Je connais beaucoup de gens qui écrivent avec beaucoup de distance et beaucoup de recul…mais moi, je ne fais que déborder… Je pleure, je ris quand j’écris. Il ne faudrait pas qu’on me voie sinon on me mettrait en psychiatrie (rire) !  

Est-ce important pour vous d’être dans la réalité et non dans une fiction ?

Oui et d’aller dans les détails. Les articles sur ces meurtres, je les ai lus dans plusieurs journaux, sur chacune de ses femmes. Quand j’entends leurs noms, je vois leurs visages à toutes dans ma tête. Aller dans les détails jusqu’à avoir les nerfs et écrire…

L’idée du livre vient d’une réflexion d’un de vos amis qui vous avait dit : « Depuis l’affaire Weinstein, vous nous emmerdez avec le droit des femmes ».  Je l’ai entendu aussi cette réflexion venant d’autres hommes. Vous dites quelque chose de très juste suite à ça : « Qu’est-ce qu’ils n’entendent pas ? »… Pensez-vous que suite à « Cinglée », il va y avoir des réactions ? Y a-t-il déjà des réactions venant des hommes  ? Entendent-ils aujourd’hui ce que nous entendons ? 

Cécile Delbecq

Il n’y a pas tant d’hommes que ça dans le public. Nous avons fait beaucoup de filages ouverts au public avant la première et le seul homme qui est venu voir un des filages, c’est Michael Delaunoy ! Ce n’est tellement pas un procès ce spectacle… Il est pour tout le monde ! Il y a des hommes qui se sentent attaqués. C’est un peu comme si les Allemands disaient :  » Arrêtez de dire qu’on est méchants quand on parle des nazis ». Or, on ne parle pas des Allemands, mais des nazis. Pourquoi n’y a-t-il pas la distinction ? Dans la langue, il y a deux mots distincts : nazis et allemands. Ici, il n’y a que le mot « homme ». Mais c’est certain qu’il y a quelque chose derrière qu’ils ne veulent pas entendre. « Vous nous emmerdez à tout le temps nous accuser ». Or, ça devrait être les premiers à s’offusquer que ça existe, les premiers à se battre pour que ça n’existe plus. Ou alors, ils ne veulent pas voir… parce que c’est eux qui sont privilégiés et qu’il ne faudrait pas trop bouger l’ordre établi… Un moment pour l’égalité, il faut passer par l’injustice…Parfois, je n’y crois plus. Et puis, on est vite cataloguée pour nous mettre encore à l’écart. C’est une question compliquée. 70 ans après Simone de Beauvoir, nous sommes toujours le deuxième sexe.

Quand on regarde l’actualité et qu’on voit que dans certains pays, on doit à nouveau se battre pour le droit à l’avortement alors qu’on l’avait gagné… On a souvent l’impression que nous faisons un pas en avant et deux pas en arrière. Vous pensez que pour le féminicide, ce sera la même chose ? Qu’aujourd’hui, on en parle, mais peut-être plus demain ?

Cécile DelbecqOn en parlait justement avec Anne Sylvain, la comédienne qui interprète Marta. Quelqu’un lui a dit : « C’est la mode de parler de ça ». Mais si c’est une mode, ça veut dire que ça passe… Est-ce que les hommes cesseront de battre leur femme ? Si ça arrive, ce ne sera pas avant 40 ans, car il faut que les mères éduquent leurs fils…les mères et les pères d’ailleurs…  

En parlant de l’éducation, proposez-vous « Cinglée » aux écoles ?

Cécile DelbecqOui, il y a des classes qui viennent voir le spectacle et on va dans les écoles avec Louise Manteau, qui est comédienne, faire la petite forme qui m’a menée à « cinglée » qui est « Phare ». C’est un monologue de 15 minutes sur une femme qui quitte l’homme qui la frappe depuis 14 ans. L’histoire se passe dans un phare et la dernière phrase de ce texte est : « En espérant cette fois, qu’il n’entend pas le moteur du bateau, car il m’en a fait la promesse : « la prochaine fois que tu essayes de partir, je te tue » ». Donc, on ne sait pas ce qu’il se passe… On fait ça dans les classes d’école et c’est terrible, car les gamins pleurent, car dans toutes les classes, il y a des violences familiales. Quand on grandit dans des violences familiales comme celle-ci, il n’y a pas d’espace qui entend les enfants. Parce que si on ne dit pas aux enfants que ce n’est pas normal, ils ne le savent pas. 

Un des féminicides de l’histoire, dont les médias ont beaucoup parlé, c’était la mort de Marie Trintignant par Bertrand Cantat. Comment aviez-vous vécu, à l’époque, ce féminicide ? 

Cécile DelbecqÀ l’époque, je me suis dit : « Pauvre Bertrand Cantat qui perd déjà l’amour de sa vie et qui se retrouve en prison » (rire) ! J’étais totalement ignare et aussi naïve que Marta. Comme tout patriarcat qui l’organise, je voyais les choses du côté romantique de la chose. Je devrais en avoir honte, mais je pense que c’est important de le dire, car le crime est là. Il est dans l’image romantique de l’agresseur. Le beau ténébreux, torturé qui frappe « parce qu’elle le mérite ». On ne nous montre pas la femme qui se remaquille dans le miroir. L’oeil de la caméra n’est pas de ce côté-là. C’est tout un chemin de sortir de là… et ce n’est pas l’école qui nous l’apprend. « Il t’a tiré les cheveux, c’est parce qu’il t’aime bien », on vient de là. Pour en sortir, il faut faire comme Marta… se dire qu’il y a une petite bizarrerie à cet endroit-là… Tout est du point de vue masculin … et c’est ça que les hommes ne veulent pas faire alors que nous écoutons le monde des deux oreilles depuis des siècles. Le savoir, la philosophie, la médecine… tous ces métiers sont du côté des hommes. C’est s’attaquer à un océan, c’est tellement gigantesque qu’il faut les épaules et je comprends Marta qui ne les a pas eues…on ne peut faire que des petites choses….

 Vous savez déjà sur quel sujet vous allez travailler après la grande tournée de « Cinglée » ? 

Cécile DelbecqC’est encore un embryon… J’ai des soucis d’urbanisme. Ils veulent me faire faire des travaux qui sont totalement absurdes. Le plafond de ma chambre est à 2m20 et il doit être à 2m50, ils veulent que je cloisonne mon bureau, car il est ouvert. 22 500 euros pour faire ces travaux, somme que je n’ai pas. Donc, je leur ai dit que je devais vendre mon appartement, mais il n’a du coup plus aucune valeur… Je pars donc de cette question : pour l’application de la loi, sans discernement, on peut plonger quelqu’un dans la misère sociale. Je vais trouver des solutions, ce n’est pas ça… Mais c’est le pouvoir qu’on donne aux chiffres. Il n’y a plus de personne en face de soi que des gens qui s’en fichent…La loi, c’est la loi. L’application de loi sans discernement même à la Shoah, on le sait… Quand les hommes deviennent des sujets et non plus des humains… l’anéantissement du sujet humain…Voilà, c’est cette question qui me taraude, mais je ne sais pas ce que je vais en faire…

 

Plus d’info ?

Cécile Delbecqwww.compagniedelabetenoire.be

www.rideaudebruxelles.be

« Cinglée » publié aux éditions Lansman / Rideau de Bruxelles