Delphine Salkin:
perdre la voix et questionner le silence
Delphine Salkin est actrice, assistante, metteur en scène au théâtre, répétitrice et coach d’acteurs au cinéma et au théâtre. En 2001, alors qu’elle joue sur scène, Delphine Salkin sent soudain sa voix se briser. Cette cassure la privera de sa voix pendant sept années. Cette voix perdue et l’impossibilité de poursuivre son métier d’actrice marqueront le début d’une recherche médicale, mais aussi artistique. Avons-nous réellement conscience du trésor qu’est notre voix ?
Vous êtes née à Liège. Quels souvenirs gardez-vous de votre enfance ?
J’ai vécu à Liège jusqu’à l’âge de 9 ans. J’ai assez peu de souvenirs, mais je me souviens très bien de mes amies d’enfance : Véronique et Nathalie. Du restaurant que le père de Nathalie tenait et où on y mangeait des frites, en tout cas dans mon souvenir, car je sais qu’elle m’a dit que c’était faux (rire) ! Le restaurant se situait en face de l’école primaire et après l’école, on fonçait dans le grenier. Il y avait des déguisements qu’on enfilait ! À part ça, j’étais une enfant mélancolique… J’étais dans mon imaginaire…
Comment fut votre arrivée à Bruxelles ?
C’était assez difficile, car j’avais un bon accent liégeois dont j’ai dû me défaire. J’avais 9 ans. Mes parents se sont séparés. À 16 ans, ma mère est partie vivre dans le sud de la France et je suis allée vivre avec mon père. À 19 ans, je vivais seule.
Et votre passion pour le théâtre arrive quand ?
Beaucoup plus tôt, car j’avais un cheveu sur la langue, petite. Ma mère m’avait inscrite à un cours de diction et je faisais des exercices avec un logopède. Le professeur de diction avait une troupe de théâtre qui s’appelait « Ribambelle » et il m’a demandé d’en faire partie. On a commencé à faire des spectacles et parfois on jouait devant 800 personnes, c’était vraiment impressionnant ! Et pour la première fois de ma vie, je me suis sentie libre. J’étais à ma place ! J’adorais les coulisses et ce sentiment d’avoir accès à un endroit que les gens ne voient pas. Et j’ai toujours continué… Après les secondaires, je suis partie aux États-Unis. Ça m’a permis d’apprendre pas mal de nouvelles techniques, c’était vraiment très intéressant.
Et puis vous entrez à l’INSAS…
Je me suis inscrite en mise en scène. Et comme je devais attendre pour passer l’examen d’entrée, j’ai fait un stage semi-professionnel de théâtre pour me préparer. Évidemment, c’était un stage de jeu donc je me suis retrouvée à jouer (rire) ! Et là, j’ai fait une grande rencontre: celle avec Mario Gonzalez qui durant 3 jours, nous a initié au masque. Et une fois que j’ai mis le masque, je me suis sentie comme Wonder Woman. J’étais libre, je pouvais faire tout ce que je voulais… Et c’est lui qui m’a dit : « Tu dois jouer ! ». Je me suis inscrite dans les deux sections. Ma soeur avait appris que Bernard Yerlès préparait des jeunes au concours de l’INSAS. Je l’ai appelé, il avait quatre étudiants et je fus la cinquième. On a préparé à cinq et nous avons tous été pris au premier tour. L’INSAS m’a demandé de choisir, car j’étais prise dans les sections et j’ai choisi d’être comédienne.
Et comment se passe l’INSAS ?
Je me suis beaucoup amusée et j’y ai fait de belles rencontres notamment avec Stéphane Olivier qui a créé le groupe Transquinquennal après. Il était jeune réalisateur à l’INSAS et il avait mis une annonce assez drôle : « Cherche un comédien et une comédienne pour un court-métrage. Je te prends, tu me jettes. Tu me prends, je te jette » (rire) ! Je l’ai appelé et ce fut vraiment une grande rencontre. On a fait ce court-métrage qui s’appelait « Trois fois rien » et puis il m’a écrit un rôle pour un moyen métrage « Plus vite et plus fort ». Il avait une façon de travailler qui me plaisait beaucoup. L’acteur est vraiment créateur. Cela m’a permis par la suite de ne pas plier face à d’autres metteurs en scène, car je savais que j’avais quelque chose à dire.
Vous terminez l’INSAS en 1988 et tout de suite après vous travaillez…
Oui, j’ai eu beaucoup de chance. C’est dingue quand on y pense. J’ai donc été engagée sur « Noce chez les petits bourgeois » avec Bernard Yerlès et ma soeur ! Il y avait une distribution de dingue. Le spectacle a eu un beau succès. Pendant ce spectacle, un des comédiens me dit que Georges Lavaudant organise un stage sur Shakespeare. Je ne le connaissais pas, mais je me suis inscrite. J’ai préparé « Roméo et Juliette », car je rêvais de jouer Juliette. Et le soir après nous avoir tous entendus, il nous a annoncé qu’il allait faire « Pierrot le fou ». C’était inattendu et j’aime quand les choses le sont. J’ai eu le rôle principal. J’ai beaucoup appris de lui. Il a été le premier à me dire d’arrêter de faire, de construire un personnage. Il fallait partir de moi. Et puis, il m’a engagée sur d’autres projets. J’adore son univers et j’ai su directement qu’on allait faire de belles choses ensemble.
En 1998, vous décidez de vous installer à Paris…
Georges Lavaudant est une grande rencontre professionnelle, mais c’est aussi grâce à lui que j’ai rencontré mon mari. Nous terminions la tournée d’un spectacle avec Lavaudant durant un mois à Paris et dans les coulisses j’ai rencontré l’homme de ma vie. Et je me suis installée avec lui. Quand je suis arrivée à Paris, je n’avais aucun réseau et ce fut difficile. À Paris, c’est un réseau de conservatoire. Et c’est comme ça que j’ai commencé à devenir répétitrice. Dominique Blanc se retrouvait à faire un remplacement en 3 semaines. Il fallait qu’elle mémorise le texte à toute vitesse. Et c’est comme ça que je suis devenue son assistante. Dominique a fait appel à moi sur d’autres projets et elle devenue une amie.
Vous perdez votre voix en 2001 alors que vous étiez en tournée au Québec avec l’Orestie d’Eschyle où vous jouiez la déesse Athéna. Pouvez-nous nous expliquer comment est-ce arrivé ?
Tout se passait merveilleusement bien. Je venais de me marier, j’étais enceinte. Je jouais la déesse Athéna qui est un rôle important. Et un soir, ma voix me lâche. C’est la fin de la tournée, je suis fatiguée, enceinte. Dans l’avion, au retour, je tombe malade. Et ma voix n’est pas revenue. J’étais aphone, tout le temps. Je décide d’aller voir un médecin qui m’a diagnostiqué un kyste sur une corde vocale. J’ai dû attendre d’accoucher et de terminer mon allaitement pour me faire opérer. Entre les deux, Georges Lavaudant crée un spectacle et sachant que j’ai des problèmes de voix, ne me prend pas. C’était vraiment dur ! Je ne sais plus si c’est par mon mari ou si je suis allée le trouver, mais finalement il me donne un rôle. C’était une silhouette et je n’avais qu’une seule réplique à dire et pas mal de chorégraphies. Mon corps était mis en jeu. Là, j’ai vraiment mesuré mon problème. Et ce fut le déclic pour me faire opérer. Ma première opération a eu lieu en 2003 et après il fallait garder le silence total durant 7 jours. Je décide donc de partir à l’abbaye d’Orval durant cette période. Et quand je reviens, je vais chez le médecin qui me fait faire des sons et je sens que quelque chose ne va pas. Je fais de la rééducation, mais ma voix ne revient pas. Je retourne voir le médecin et je lui dis que plus le temps passe, plus ma voix se dégrade. Il me conseille d’essayer le chant. J’accouche de mon deuxième enfant puis je retourne faire mon travail avec la chanteuse. Et celle-ci me dit que mon geste vocal est parfait, mais que ça ne vibre pas et qu’il y a un problème, que je devrais revoir mon médecin. Et ça me rassure, car je pensais que c’était de ma faute.
Vous pensiez que cette voix disparue était de votre faute ?
Oui, je me suis demandé si je n’avais pas un problème psychologique ! Je commençais à me raconter que je ne voulais peut-être plus parler, qu’il y avait des choses que je ne voulais pas dire… Mais quand je retourne voir mon médecin, ce dernier me dit à nouveau que tout va bien et me conseille d’aller chez un psy. Ce que je ne fis pas, mais par le biais de ma chanteuse, je rencontre une psychanalyste qui a fait une thèse sur la perte de la voix et cette thèse me passionne.
Quelles répercussions a, sur votre vie, cette perte de voix ?
Je n’ai presque plus d’amis; je ne vais plus aux soirées, car il faut parler plus fort et je ne peux pas; je ne vais plus au théâtre, car je pleure; je ne peux plus parler dans les lieux publics; je ne peux plus aller au café; dans une soirée quand je parle, personne ne m’entend donc à force mon mari parle pour moi. Je vois très peu de monde finalement. Il y a une sorte de repli qui ne correspond pas du tout à ma nature. Avec mes filles, ça se passait bien, car les enfants vous acceptent tel que vous êtes. Mon mari faisait tout pour m’aider…
Et comment vous vous en sortez ?
Nous sommes en 2006 à ce moment-là. Je commence à m’enregistrer, à faire des tests avec ma voix. Je constate que quand j’ai la tête penchée en arrière, ça va mieux. Je contacte une logopède qui m’envoie un livre pour professionnels qui est vraiment fantastique. Je contacte la psychanalyste en lui disant que je voudrais comprendre ce qu’il se passe et donc l’interviewer. Elle a accepté le jeu, mais je pense qu’elle avait compris que j’avais besoin d’aide. Elle m’a raconté que les gens qui perdent leur voix se rappellent toujours précisément le moment où ils la perdent. Ce moment est déterminant. Et là, je me souviens que je jouais Athena. Et elle me demande sur quelle phrase précise, je l’avais perdue et je lui réponds : « Écoutez ma loi » ! Et je fonds en larme. Finalement, elle m’a prise en main en tant que psychanalyste et m’a demandé de réaliser 5 diagnostics, chez 5 médecins différents. J’ai donc demandé un bilan à mon médecin qui m’a répondu qu’il n’avait pas le temps et il m’a donné tout le dossier avec ses notes, ses fiches. J’ai tout de suite su que c’était précieux. C’est devenu le premier matériel du spectacle.
Et finalement, quelles étaient les causes de cette aphonie ?
Mon médecin m’avait mal opéré. Il n’avait pas bien enlevé le kyste et donc ce dernier s’était recréé. De plus, il avait blessé ma corde vocale et donc il y avait une raideur qui compliquait les choses. Et à droite, il y avait aussi un kyste. Deux kystes sur deux cordes vocales et c’est la raison pour laquelle je n’arrivais plus à parler. Et en 2008, je me suis faite opérer pour la deuxième fois. Et après la période de silence total, quand j’ai pu parler j’ai directement su que c’était bon. J’ai dû faire de la rééducation pendant deux ans. Dominique Blanc est venue me voir après mon opération. À ce moment-là, je pouvais parler 5 minutes par heure alors qu’avant c’était 5 min par jour. C’est elle qui m’a remis le pied à l’étrier. Elle m’a offert mon premier contrat. C’était très émouvant.
En perdant votre voix, vous développez l’écriture…
Oui, j’avais un blog qui s’appelait les carnets culturels où je parlais de livres, de musées … et j’envoyais ça à mes amis. C’était ma bulle d’air. Isabelle Dumont a toujours été là pour moi, c’est une amie en or. Et un jour, elle m’a demandé de lire mes notes, elle a lu et elle m’a dit qu’on allait en faire un spectacle. Après mon opération, je suis devenue boulimique de projets. J’ai eu une telle énergie que je n’avais jamais eu auparavant. Je commençais à travailler sur Intérieur Voix et France Culture est arrivée. Ils étaient impressionnés par les matériaux que j’avais. Ils m’ont donné carte blanche.
Et comment s’est passé votre retour au théâtre ?
Ce fut plus compliqué étant donné que j’avais disparu pendant quasi 10 ans. J’ai monté ma propre compagnie et il a fallu faire des dossiers pour des projets. Et ça a pris beaucoup de temps.
Le spectacle « Intérieur voix » parle de ce long parcours sans voix. Était-ce une manière de clôturer les choses ?
C’était peut-être de dire mon dernier mot à moi. Je ne l’avais jamais envisagé comme ça, mais oui… Je n’ai pas besoin du spectacle pour aller bien, ni pour dénoncer qui que ce soit, mais pour mettre un point final…
Plus d’info ?
Intérieur Voix : France Culture
https://www.rideaudebruxelles.be/projects/interieur-voix/?pr=7691