« Lesbos, la honte de l’Europe »:
serons-nous les complices aveugles d’une barbarie sans nom?
Avec « Lesbos, la Honte de l’Europe », le célèbre sociologue Jean Ziegler se fait lanceur d’alerte. En mission pour l’ONU, il s’indigne contre les campements dans lesquels s’entassent les demandeurs d’asile dans des conditions inhumaines et dénonce les refoulements des migrants organisés par l’Union européenne. Un témoignage accablant sur ces nouveaux « camps de concentration » érigés aux portes de l’Europe. Un livre essentiel.
Résumé
En mission pour l’ONU, Jean Ziegler s’est rendu en mai dernier à Lesbos, cette île grecque qui abrite le plus grand des cinq centres d’accueil de réfugiés en mer Égée. Sous la haute autorité de l’Union européenne, plus de 18 000 personnes y sont entassées dans des conditions inhumaines, en violation des principes les plus élémentaires des droits de l’homme. Le droit d’asile y est nié par l’impossibilité même dans laquelle se trouvent la plupart des réfugiés de déposer leur demande ; le droit à l’alimentation, quand la nourriture distribuée est notoirement avariée ; le droit à la dignité, quand les rats colonisent les montagnes d’immondices qui entourent le camp officiel, quand les poux infestent les containers dans lesquels les familles doivent s’entasser ; les droits de l’enfant, quand la promiscuité livre les plus vulnérables aux violences sexuelles et les prive, bien sûr, de tout accès à l’éducation.
La honte de l’Europe.
Pour la plupart, ces réfugiés sont venus d’Irak, de Syrie, d’Afghanistan, d’Iran. Ils évoquent ici leur long calvaire : la torture, l’extorsion, le pillage, les passeurs infâmes, les naufrages, les familles décimées, les tentatives de refoulement de Frontex et des garde-côtes grecs et turcs. Les responsables du camp disent leur point de vue, les militants des organisations humanitaires expliquent les obstacles qu’il leur faut lever au quotidien pour sauver des vies.
Le dossier est accablant. Jean Ziegler s’indigne, alerte et exige.
Le camp de Moria, sur l’île de Lesbos, est aujourd’hui le plus grand camp d’Europe. Des barbelés, de la nourriture avariée, des conditions d’hygiène absolument affreuses. À Moria, les toilettes sont insalubres et ne ferment pas. Il y en a une pour plus de 100 personnes. Les douches sont à l’eau froide. Le camp se divise en deux. À l’intérieur du camp officiel, plusieurs familles se partagent un seul container, ce qui ne leur laisse que 6 m2 pour vivre. À l’extérieur, ce que les officiels appellent poétiquement « l’oliveraie », est un vrai bidonville. Les enfants jouent dans les immondices entre les serpents et les rats, et lorsqu’il neige, les tentes s’effondrent. Ces camps de réfugiés qu’on appelle des « hot spots » sont de véritables camps de concentration. Les suicides s’y multiplient, les enfants s’y automutilent. C’est le seul endroit, dans le monde entier, où Médecins sans frontières a une mission spécifiquement pédopsychiatrique pour essayer de détourner la volonté de suicide des enfants et adolescents.
L’Europe crée ces conditions dans un seul but : décourager les réfugiés de quitter leur enfer. Les hot spots sont donc un repoussoir. Les Eurocrates ont mis au point une stratégie de terreur, en violation totale du droit d’asile. Rappelons que le droit d’asile permet à chaque individu persécuté pour des raisons ethniques, religieuses, ou politiques de traverser une frontière et demander une protection venant de l’État.
Ce livre est un appel, une dénonciation et espérons-le, une arme pour la mobilisation de l’opinion publique pour exiger la fermeture totale de ces hot spots et la fin de la pratique des « push backs ».
Cette pratique de refoulement (ou « push back ») est quotidienne. Il s’agit d’une chasse à l’homme afin de repousser ces enfants, femmes et hommes. L’agence européenne de gardes-frontières et de garde-côtes (Frontex) tente de repousser et d’intercepter dans les eaux internationales les embarcations rudimentaires des réfugiés qui espèrent gagner l’Europe. Frontex utilise des bateaux qui sont des navires militaires, et non pas d’aide, financés par l’UE. Ils sont épaulés par les garde-côtes turcs et grecs. On y retrouve aussi des bateaux de l’OTAN. Leur but est de tirer, taper, couler les embarcations de fortune pour faire fuir les réfugiés.
Les conditions de vie dans les hot spots sont inhumaines : 20 000 réfugiés se retrouvent dans des installations prévues pour 6000 personnes (dont 35% de femmes et d’enfants). Cela balaye l’ensemble de droits de l’homme, des valeurs et de la morale défendue par l’Europe, mais de surcroît, cette stratégie est totalement inefficace. Quand vous êtes bombardés, comme actuellement à Idlib en Syrie ou au Yémen ou dans le nord de l’Irak, et que vos enfants meurent, vous décidez de partir. Vous savez qu’en restant, vous allez mourir, vous et votre famille. Quelles que soient les nouvelles venues d’Europe et les risques, vous n’avez pas le choix.
On referme le livre de Jean Ziegler la gorge nouée, avec une mine de dégoût et la colère au ventre. Comment accepter l’inacceptable? Que pouvons-nous faire? Là aussi l’auteur nous éclaire…
Une partie du problème vient des huit États d’Europe centrale et orientale (Pologne, République tchèque, Hongrie, Slovaquie, Slovénie, Bulgarie, Lituanie et Croatie). Pour honorer le droit d’asile, l’Europe doit réaliser une relocalisation. Des plans ont été négociés en 2015 et 2017 pour que les demandeurs d’asile partent depuis la Grèce et l’Italie vers d’autres États membres. Mais ces huit pays refusent catégoriquement leur application. Le Premier ministre polonais explique que les réfugiés « menacent la pureté ethnique de la Pologne »! La Slovaquie a accepté quelques dizaines de réfugiés à condition qu’ils soient catholiques! Ce spectre de la pureté raciale de l’Europe met en échec le plan de relocalisation et les fondements moraux de l’UE. Il faut contrer ce racisme affirmé qui crée cette situation inadmissible.
Une des possibilités serait de suspendre les subventions européennes aux pays qui refusent l’accueil. C’est la seule façon d’imposer ce plan de relocalisation à ces États. La surpopulation de ces hot spots et la stratégie de terreur continueront aussi longtemps que ces gouvernements refuseront l’accueil des réfugiés. Il faut mettre fin à ces méthodes appliquées au nom de l’Europe. La seule façon de faire cesser cette politique passe par une mobilisation de la population.
On ne peut pas lire « Lesbos, la Honte de l’Europe » de Jean Ziegler sans être frappé violemment en plein cœur. On en ressort en colère, certes, mais plus éveillé et avec la rage de vouloir changer les choses…car sinon l’Histoire se rappellera de nous comme des complices aveugles d’une barbarie sans nom.