Denis Laujol:
« Il y a une urgence de rire! »
Comédien, metteur en scène et artiste associé au théâtre de Poche à Bruxelles, Denis Laujol est un artiste incontournable de la scène belge. Ses mises en scène, telles que « Pas Pleurer », « Fritland », « Le Champ de Bataille », « Je ne haïrai pas » et « Kung fu », ont rencontré un franc succès auprès du public et de la critique. Du 12 au 30 mars, il revient avec « Samouraï », une nouvelle pièce qui promet d’être tout aussi intense et percutante que ses précédentes créations. C’est l’occasion de rencontrer cet artiste passionnant, aux propos bien tranchés et à l’engagement sans faille.
Nous avons rendez-vous avec Denis Laujol au Théâtre de Poche, c’est en début de saison. Il ne fait pas encore froid et nous nous installons à la table dehors.
Nous avons déjà fait une interview de Zenel Laci lorsque Fritland allait seulement jouer pour la première fois. C’était il y a combien de temps déjà ? 4 ans ?
Denis Laujol : C’était avant le Covid…oui. Ce qui a de bien avec ce spectacle c’est qu’il se réinvente. On l’a fait avec des musiciens, sans musiciens, en extérieur, en intérieur, au Kosovo. Cette expérience a été dingue. A chaque fois qu’on le reprend, c’est un bonheur. Parce que c’est une pièce qui permet de se réinventer, c’est ça qui est beau. J’espère qu’on le fera longtemps encore.
De quoi est composée ta saison ?
Là je travaille sur ma prochaine création qui est « Samouraï » d’après Fabrice Caro, ici au Théâtre de poche. C’est un roman dont j’ai fait l’adaptation. C’est un monologue. Nous avons commencé à tourner parce que l’histoire se passe en été, il a fallu anticiper un peu tout ça. Après il y a des reprises, disséminées dans l’année, notamment « Champs de bataille », qu’on reprend encore pas mal. Et puis, il y a aussi une proposition d’Olivier Blin dont je ne peux pas encore parler parce que je ne sais pas encore si ça va se faire. On va semer des petits cailloux pour la saison d’après parce que comme je suis artiste associé ici, on fait une création par an et ça aussi il faut anticiper.
« Samouraï » est une adaptation d’un livre, « Champs de bataille » aussi. C’est un exercice que tu aimes bien ? Comment ça se passe? Tu lis un livre, tu as envie de l’adapter?
On entretient une étroite collaboration avec Olivier Blin, qui est directeur ici… et ça depuis que j’ai fait « Porteur d’eau », qui parlait de mon parcours sur le cyclisme, il y a un paquet d’années maintenant… Depuis tout ce temps, c’est un ping-pong ; soit c’est moi qui lui propose quelque chose et il me dit oui ou non ; soit c’est lui qui me propose quelque chose et je vois si je trouve là-dedans de quoi faire mon miel. Mais c’est vrai que ce sont souvent des adaptations ou des récits de vie. On commence à me demander des adaptations pour des pièces que je ne mettrai pas en scène, je me spécialise un peu là-dedans… j’aime beaucoup ça. Trouver dans un roman quelle théâtralité on peut y mettre, c’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup. Tout en restant fidèle au récit. En trouvant là-dedans qu’est-ce que c’est qui nous parle aujourd’hui ? Qu’est-ce qui peut faire écho avec le monde actuel ? Et avec mes obsessions personnelles (rire) !
Pendant le Covid, j’ai eu envie de faire une comédie. J’ai toujours bien aimé l’humour au théâtre. J’avais tellement besoin de rire et de faire rire. Je trouve que c’est tellement vital aujourd’hui de faire rire ! Pas faire rire avec n’importe quoi mais de travailler sur l’humour…rire ensemble. On explique que la fin du monde est pour demain, qu’il y a l’urgence écologique… je pense aux ados, cette génération morfle très fort, elle s’est prise en pleine tête le Covid, les attentats, les marches pour le climat -même si c’est très bien. Il y a une urgence de rire et de désacraliser un peu les choses. C’est ça qui me plaît chez Fabrice Caro et dans ses personnages…
Justement, parlons de ce personnage principal…
C’est un personnage qui règle un peu ses comptes, quand même. C’est, comme dans Champs-Bataille, l’homme blanc occidental contemporain qui n’a pas trop de soucis financiers et qui voit son petit monde privilégié se fissurer largement. Dans Champ de bataille, c’était vraiment le sujet, autant que l’adolescence : la crise de la quarantaine, de la cinquantaine… Un homme-Dieu sur son trône – c’est la raison pour laquelle on le mettait sur des toilettes – qui voit son monde s’écrouler : son monde amoureux, sa représentation de l’amour se fissurent quand son fils lui tend un miroir pas très glorieux de lui-même. Il se demande s’il n’a pas foiré sa vie. Le monde est en train de lui échapper et il se confronte à la violence du monde. C’était déjà vraiment ça dans Champs de Bataille. Je parle de ça parce qu’avec Samouraï il y a quand même des ponts. Le personnage dans Samouraï, c’est un écrivain pas très brillant qui se cherche une cause, qui se cherche un récit, et qui est en train de tomber dans une dépression profonde. Alors moi, je trouve ça très drôle. Quelqu’un qui est en dépression, je trouve ça toujours très drôle.
Parce que ce personnage est un mélange de lucidité et de contradictions. On a envie de l’aimer et de rire avec lui, mais aussi de le secouer et lui dire de changer son fusil d’épaule. Il est enfoncé dans ses incertitudes, ses fausses idées sur ce qu’il doit être, comme beaucoup d’hommes de sa génération. Il a des réflexes périmés qu’il doit interroger.
C’est ce qui me plaît chez Fabrice Caro : il brasse des sujets profonds. Dans Samouraï, le personnage se met en tête d’écrire sur la guerre d’Espagne, alors que bon… il faut reconnaître que ce qu’il fait est un peu minable. J’aime dire à l’acteur : « Il est peut-être pas très loin de se tirer une balle » car c’est l’urgence vitale qui est intéressante. La dépression n’est pas de l’apathie, c’est une hypersensibilité. Le cerveau travaille trop vite, mais ne se met pas en action. C’est une grande souffrance, car on est paralysé et le cerveau invente plein de choses.
Le personnage est au bord d’une piscine. Ses voisins lui ont confié la mission complexe de mettre deux galets de chlore par semaine (rire). C’est trop compliqué pour lui, il arrive à foirer (rire) ! Il se pose plein de questions, observe les bestioles et profite de ce moment pour écrire son roman qu’il sent germer en lui. Il a plein d’idées, mais n’écrit pas une ligne. La piscine devient verte. Ses amis, en couple, veulent le caser. Il rencontre des filles qui sont toutes plus chouettes les unes que les autres, mais il n’a pas envie. Ce qui me fait rire chez les gens en crise, c’est leur lucidité sur la nature humaine, y compris ses aspects négatifs.
Je vais revenir un peu en arrière pour parler de ton parcours… Tu es né à Agen, en France. Tu y as vécu jusqu’à ton adolescence, en 1989. Comment cette passion pour le théâtre est-elle née ?
Au départ, c’est ma maman qui m’a inscrit à un cours de théâtre quand j’avais 11 ans, je crois. J’ai fait du théâtre pendant plus de 10 ans, sans trop m’y intéresser et sans avoir de grandes révélations. Pourtant, je jouais toutes les semaines, et nous allions dans tous les villages pour faire les spectacles de Noël et les spectacles amateurs. Je passais beaucoup de temps à faire du théâtre, mais je ne m’en rendais même pas compte… En fait, ce qui m’intéressait, c’était le cyclisme.
C’était ta deuxième passion.
Mon rêve de gosse, c’était de faire le Tour de France, d’être coureur cycliste.
Mais tu en as fait de manière professionnelle ?
J’ai pratiqué le cyclisme à haut niveau, mais pas en tant que professionnel. Au moment où j’ai eu 20 ans, je n’étais pas assez costaud, ni mentalement ni physiquement, pour être coureur cycliste. J’ai des amis qui ont fait le Tour de France et qui ont été des coureurs professionnels. Ces coureurs sont des monstres, des gens qui ont un seuil de douleur incroyable. Par exemple, lors des tests en cyclisme, je tenais deux minutes, tandis qu’eux tenaient cinq minutes. C’est uniquement dans la tête, dans la capacité à souffrir et à se dépasser. La compétition, ce n’était pas pour moi. Je suis arrivé à un point où j’ai touché mes limites. J’ai développé de l’anorexie, à force de vouloir trop bien faire, de vouloir peser le moins possible et d’être le meilleur. J’ai fini par mettre ma santé en danger. Je pesais 54 kilos.
Tu avais quel âge à ce moment-là ?
Ça a commencé à déconner quand j’ai eu 19 ans. Entre 19 et 20 ans, c’était vraiment très dur. J’abandonnais mon rêve tout doucement et il a fallu beaucoup de temps pour digérer ça.
Je perdais du poids, j’ai atteint 54 kilos, puis je remontais à 75. J’étais dans une espèce de yoyo infernal.
Mes parents m’ont envoyé voir un psy. Il m’a dit : « Tiens, c’est marrant, vous aimez raconter des histoires ? Est-ce que c’est vraiment la compétition qui vous intéresse ? »
En fait, j’ai toujours été meilleur quand j’étais équipier. C’est d’ailleurs ce que raconte Porteur d’eau. Ce qui m’intéressait, c’était d’enfiler un costume, de me raser les jambes, de me transformer, de raconter une histoire et de jouer.
Le psy m’a dit : « Avec tout ce que vous me racontez, vous devriez essayer le théâtre. » En fait, j’en faisais déjà. Mais il m’a fait réfléchir à ma passion d’une autre manière. Il faut savoir que dans une petite ville comme Agen, c’est difficile. J’étais au milieu des rugbymen. Moi, j’étais une crevette même je m’entraînais dix fois plus qu’eux. Eux, ils buvaient et draguaient toutes les filles. Et moi, j’étais tous les clichés qu’on peut mettre sur quelqu’un de différent…tout en gardant une façade respectable. J’étais toujours délégué de classe, j’étais toujours bon élève, mais de temps en temps, la carapace se fissurait.
Justement, tu disais dans une interview que c’était comme si tu portais un masque…
Parce qu’en fait, l’hiver, par exemple, quand on s’entraînait moins, je me sentais étouffé. Il y avait quelque chose en moi qui voulait s’exprimer, mais qui ne pouvait pas. C’était dur, dans cette petite ville de province. Le rapport à la norme était très strict.
Je ne veux pas généraliser, car il y a de tout, bien sûr. Mais quand je suis arrivé à Toulouse, j’ai rencontré des gens qui me ressemblaient. Tout à coup, j’ai pu écouter Leonard Cohen (ou d’autres artistes), aller à des soirées poésie sans me soucier du regard des autres. Tout est devenu tellement plus facile.
Après, j’ai commencé à faire du théâtre là-bas. En un an, je suis devenu intermittent du spectacle. J’ai joué au Dénéaté, à la Tournée… Puis j’ai rencontré un excellent comédien, un peu déjanté, un genre de Bukowski à l’époque.
Philippe Dupeyron, c’était son nom. Un très grand comédien qui avait travaillé à Toulouse et accompli beaucoup de choses. Mais à cette époque-là, il était en plein déprime. Avec notre association étudiante, nous l’avons remis à flot. Il a recommencé à nous donner des cours, mais de temps en temps, il craquait. Il me filait alors les cours en me disant : « Vas-y, occupe-toi des élèves. »
Et nous voilà devant 20 étudiants … Mais j’avais une gnaque et un égo de fou. C’est lui qui m’a dit : « Ne reste pas là. Si tu as envie de faire du théâtre. Ici, tu vas végéter. » Il a ajouté : « il faut que tu voies du monde. Il faut que tu bouges. Le théâtre, c’est ça. Il faut se confronter. » J’ai donc passé des concours d’entrée dans les écoles de théâtre en France. Je me suis fait rétamer (rire).
Ah bon ? Au Conservatoire national ?
C’était 1 500 ou 2 000 candidats pour 15 places. C’était un peu normal, mais ça m’a fait beaucoup de bien. Et, au dernier concours que je passais, il m’a dit : « Va voir en Belgique ». Et j’ai trouvé l’INSAS… C’est très drôle d’ailleurs, parce que j’étais tombé sur Lorent Wanson, qui m’a aidé à écrire « Porteur d’eau » aussi par la suite. Et pendant l’entretien qu’on a eu avec lui, on a parlé que de vélo. Mais c’était génial, parce que justement, en Belgique, on s’intéressait à qui tu étais et pas uniquement à ta performance.
Justement, en arrivant à l’INSAS, tu as vécu comment cette période ? Tu te sentais à ta place, plus qu’à Toulouse ?
En Belgique, oui, clairement, je me suis senti plus à ma place… Il y a quelque chose avec l’esprit, justement, et l’humour qui peut y avoir ici qui m’a plu. Non, c’était formidable. L’INSAS, ce n’était pas facile parce que… Oui, il faut passer des concours. La famille est loin, tu es tout seul, tu es un Français . Ce n’est pas évident.
C’était difficile l’intégration ?
Je me suis rendu compte assez vite qu’on était vite entouré de Français. On fabriquait une petite famille de cœur comme ça, mais pas que. Franchement, il ne faut pas se plaindre. C’était quand même une chouette époque. Je n’ai que des bons souvenirs de ça, à peu près. Et puis, moi qui voulais faire de la mise en scène, je suis devenu comédien. J’ai découvert le plaisir de jouer.
Mais en sortant de l’INSAS, tu es comédien, tu ne touches pas à la mise en scène, alors ?
Je en avais pas envie, mais je ne savais pas très bien comment il fallait faire. Et puis surtout, j’avais beaucoup de boulot. Ensuite, j’ai eu mon premier enfant. Il y a eu plein de choses. J’avais un bouquin que je voulais absolument monter, qui s’appelait « Mars », de Fritz Zorn, et dont je faisais l’adaptation petit à petit. Dès que je pouvais me plonger dans le bouquin, je travaillais dessus. Et puis, un jour, je me suis lancé. C’est un bouquin absolument fondamental pour moi et que j’ai beaucoup offert et qui change la vie en général de ceux à qui je le donne.
Qu’est-ce qui te plaît autant dans la mise-en-scène ?
Je ne sais pas. C’est un peu la même chose que je te disais sur le cyclisme, que j’aimais être autant équipier que devant. Il y a un truc de faire advenir quelque chose chez l’autre, j’adore. Je ne sais pas si c’est de la trouille d’être devant ou je n’en sais rien, mais en tout cas, vraiment, franchement, je ne sais pas trop même encore maintenant…
Maintenant, je me suis beaucoup orienté sur les monologues parce que ça s’est fait comme ça. J’ai commencé par en porter deux et puis après, j’en ai fait plusieurs à la suite et puis finalement, je me suis un peu spécialisé. Il va falloir que je refasse des trucs avec un peu plus de monde. Mais le rapport qu’on a avec un acteur ou une actrice seule sur le plateau, c’est fantastique. C’est génial, c’est à la vie, à l’amour. Il y a un truc d’amour, de compréhension, de connivence. Je sais, quand je vois un acteur ou une actrice sur le plateau, je sais à quel moment il va buter sur le texte. Je vis le truc exactement de la même façon que lui ou elle. D’ailleurs, en général, il faut que j’éteigne la lampe de régie parce que sinon, je joue.
Un rêve un peu fou que tu aimerais réaliser ?
On a envie, un jour ou l’autre, d’essayer d’aller vivre un temps à l’étranger. Ma petite famille et moi avons deux destinations en tête. La première serait de passer au moins un an à la Réunion. Ma compagne adore cet endroit et nous y sommes déjà allés. C’est vrai que c’est un endroit extraordinaire. Il y a un métissage unique, une qualité de vie incroyable et une certaine lenteur qui est très agréable. On est dans le monde, on est au centre du monde. Il y a toutes les contradictions, et j’adore ça.
Et puis moi, j’adore aussi l’Espagne, le sud de l’Espagne. C’est un truc qui me travaille un peu. J’ai encore envie de bouger. Je crois qu’il faut le faire un jour ou l’autre, parce que si on ne le fait pas, on le regrettera. On le fera, c’est certain.
Je vous le souhaite….
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