Jawhar:
« Chaque personnage est confronté à la société qui essaye de lui ôter sa singularité, son individualité ».

Jawhar

Citoyen du monde, Jawhar mêle chants en arabe et folk. La musique de Jawhar est aussi singulière que bouleversante et son dernier album Winrah Marah touche au sublime. Il sera aux Nuits 2020 au Botanique pour deux représentations : Jawhar et un tout nouveau projet Offo Vrae dont il nous parle plus longuement ! 

Vous avez grandi au nord de Tunis à Radez. Quels souvenirs en gardez-vous ? 

JawharDe bons souvenirs… C’était ma banlieue natale. Je suis né et j’ai grandi dans une petite maison avec un jardin. C’était la maison de mon grand-père paternel. Le train passait juste derrière le muret du jardin. C’est un détail pour vous, mais pour moi, ça a marqué et rythmé toute mon enfance. J’avais des amis et nous jouions souvent dehors. Mes parents ont déménagé pour Carthage alors que j’avais déjà quitté Tunis. Quand j’y retourne, je passe toujours par ce quartier pour me sentir chez moi.   

En parlant de vos parents, j’ai lu que votre mère était professeur de littérature et elle adorait la poésie et votre père était dans le théâtre et puis il s’est dirigé vers la politique culturelle. Vous ont-ils influencé dans votre parcours ? 

JawharMes parents se sont rencontrés alors qu’ils faisaient du théâtre universitaire. Ils ont eu le même parcours, ils suivaient tous les deux des cours de littérature arabe. Ma mère a continué dans cette voie-là et a enseigné. Mon père faisait partie d’un groupe qu’on appelait alors : « nouveau théâtre » qui a façonné le théâtre contemporain tunisien. Il y avait un ministre de la culture légendaire Monsieur Klibi qui a vraiment marqué la politique culturelle tunisienne. Il trouvait que mon père avait un don pour l’organisation et une belle générosité à s’occuper des autres. Il lui a confié le pôle théâtre dans le ministère et c’est comme ça que mon père est rentré dans ce domaine-là. Comme mes parents étaient férus de théâtre, on allait très régulièrement voir des pièces et ça m’a nourri. Ils étaient également très mélomanes, ils écoutaient beaucoup de musique, mais ils n’en faisaient pas. Cependant, même s’ils étaient très ouverts quand j’ai manifesté le désir de devenir musicien, ce fut assez mal vu au départ… Ce n’était pas assez bien. Le musicien a un statut moindre qu’un metteur en scène ou un acteur ou un écrivain… Le statut social d’un musicien dans les pays arabes n’est pas le même qu’ici. Il joue dans des mariages, ils font partie du décor…

Vous partez à l’âge de 20 ans à Lille pour apprendre l’anglais. Qu’est-ce qui vous pousse à aller en France ?

JawharÀ ce moment-là, je ne faisais pas encore de musique. J’avais grandi sans instruments. C’était en moi, mais ça sommeillait complètement. J’ai toujours adoré les langues donc quand j’ai commencé à étudier l’anglais et le français au Lycée, j’ai commencé à lire dans ces langues. C’était mon point fort dans les études. Je détestais la Chimie, les maths … Donc je devais travailler beaucoup mes langues pour rattraper les zéros que j’avais en maths et en physique (rire) ! J’ai commencé à écrire des poèmes en anglais à l’âge de 15-16 ans. L’anglais a très vite représenté la fenêtre que j’avais envie d’ouvrir sur le monde. En Tunisie, il y avait un côté étouffant pour moi… J’étais très timide et très renfermé… Je sentais qu’il fallait que je sois ailleurs pour éclore.  J’avais envie de partie en Angleterre sauf que c’était très cher donc je me suis « rabattu » sur une solution plus proche et moins onéreuse qu’était la France. Lille était la deuxième Fac d’anglais après Paris. Et puis, coïncidence à la Fac d’anglais il y avait un mini théâtre et la tradition tous les ans était de monter un spectacle en anglais. 

Ensuite vous entrez au Conservatoire à Lille. Vous y restez un an, car il y a un gros conflit avec un professeur qui vous reproche votre accent en le qualifiant « d’accent de facteur »… C’est assez violent ! C’est très dur comme propos…

JawharOui, c’était trash ! Il m’avait dit que je ne pourrais faire que des rôles de facteur si je gardais mon accent. C’était un professeur qui faisait la pluie et le beau temps au Conservatoire. Il voulait nous formater de la même manière. On devait tous respirer de la même manière, avoir le même rythme, le même débit… qui était en fait sa manière à lui. Alors que nous sommes tous différents. Nous n’avons pas les mêmes poumons, nous n’avons même pas la même voix… C’est ça qui est beau, c’est que chacun ait son identité. Il me reprochait mon accent d’arabe sans me le dire réellement. Donc au bout d’un an, je suis parti. De toute manière, il ne voulait pas me garder, car je n’étais pas formatable. 

Et finalement, tant mieux…

Oui ! Tant mieux, car j’ai fait de magnifiques rencontres après notamment celle avec Daniel Fatous qui était tout le contraire de ce professeur. Avec lui, j’ai retrouvé une justesse… Comment faire venir les choses de l’intérieur. Ça m’a fait un bien fou de travailler avec lui. Il m’a redonné confiance en moi. 

Et la musique arrive quand dans votre vie ? 

JawharDès que j’arrive à Lille en parallèle à tout ça (rire) ! Je me suis acheté un instrument juste pour moi… pour le plaisir. Je sentais le besoin de faire de la musique, mais au départ il n’y avait aucune autre prétention. J’avais déjà 20 ans donc pour moi, c’était tard pour que je devienne un jour professionnel. Et puis, très vite j’ai développé un rapport très personnel avec mon instrument. Je me suis rendu compte qu’on pouvait faire de la musique avec tout et avec peu de choses. Cinq ans après, je me suis retrouvé en studio avec des musiciens lillois très confirmés qui m’ont poussé à enregistrer mes morceaux. 

Des morceaux en anglais qui se font directement remarquer et qui vous offrent la possibilité de faire des premières parties d’artistes reconnus comme Susheela Raman, Boubacar Traoré ou encore Keziah Jones. Comment vivez-vous ce succès ? 

JawharJ’étais perdu…J’avais envie de faire des concerts à petite échelle pour faire exister les morceaux en dehors de ma chambre. Et avec ce premier album, je me retrouve à faire des premières parties de gens connus dans des grandes salles. Je me suis rendu compte que j’avais vraiment envie de faire ça mais le milieu me plaisait moins. Un label bruxellois m’a contacté pour retravailler mon premier album et le sortir ici. Je voulais vraiment faire quelque chose qui soit moi et pas à la mode. Je voulais que ma musique se rapproche de la poésie. Un moment, j’ai eu l’impression de me trahir un peu en baignant dans ce milieu où tout devait être calibré de la photo de presse à la manière dont je me tenais sur scène. Le label me suggérait de faire des morceaux plus rythmés pour la scène et je leur expliquais gentiment que c’était mon boulot et pas le leur. J’étais jeune à l’époque et j’avais l’impression de me faire manger par ce monde de la musique. Après cette expérience, j’ai ressenti le besoin de faire un break et de retourner vers le théâtre… Je suis retourné à Tunis et me suis plongé dans ma langue maternelle… Je pense que ces années-là m’ont permis d’affirmer quelque chose dans l’écriture. Le fait d’avoir lâché prise, de me dire que j’avais envie de faire ça pour moi… ça m’a donné envie d’écrire des chansons en Tunisien et ça m’a donné envie de continuer… je ressentais une légitimité…. J’étais moins fragile. 

Votre dernier album entièrement en arabe parle des cendres de la révolution du printemps arabe. 

C’est un album qui ne parle pas que de révolution, mais il y a un fil conducteur. Dans chaque chanson, il y a un personnage qui est confronté à la société qui essaye de lui ôter sa singularité, son individualité. Il y a un morceau qui parle du désenchantement du lendemain de la révolution du printemps arabe. 

On vous retrouvera durant le festival des Nuits 2020 au Botanique. Ce n’est pas la première fois que vous jouez dans ce lieu… Qu’est-ce que vous aimez au Botanique ?

C’est un lieu mythique et magique ! Pour moi, ça veut dire beaucoup, car quand j’étais étudiant à Lille, je trouvais une voiture pour monter et aller voir des concerts au Botanique. C’était l’un des premiers lieux que je visitais… Ça fait plusieurs fois que je passe au Botanique… On devient presque des habitués (rire) ! Et cette année, je suis gâté, car je présente, en plus de Jawhar, un nouveau projet : Offo Vrae.

Et ce nouveau projet, Offo Vrae que va-t-il offrir au public ? 

JawharC’est un projet en français et en duo avec un très chouette musicien Lennart Heyndels qui fait du modulaire avec des machines électroniques. C’est donc de la chanson modulaire minimaliste avec de l’électro très beau… Je me permets de le dire, car c’est Lennart qui la réalise (rire) ! Et moi, je m’occupe des textes, de la chanson et de la guitare. J’ai eu envie d’écrire des morceaux en français, il y a un an et demi en parallèle avec les morceaux que je réalisais pour Jawhar. J’ai écrit plus de 20 morceaux. Ce n’était pas un album pour Jawhar, car je ne me voyais pas changer la couleur d’un coup de Jawhar. Je n’entendais pas non plus le band de Jawhar, j’entendais quelqu’un qui soit plus dans le son. Et je me suis dit que c’était un autre projet. On joue le 30 avril aux Nuits 2020. La même soirée que Boris de River Into Lake

Un rêve un peu fou que vous voudriez réaliser ? 

JawharJ’en ai pleins… J’avais le rêve de devenir agriculteur un jour mais je pense que je n’aurai jamais le temps. Je voue un véritable amour à la terre, aux arbres. Je rêve de vivre au milieu des arbres et de les cultiver…. C’était un projet que j’ai nourri, il y a deux, trois ans mais qui prend trop de temps par rapport à ce que je fais ici. Sinon je ne suis pas du genre à avoir des rêves fous… Continuer à faire ce que j’aime et le vivre sereinement. Parfois avec les multiples projets, on a trop de poids sur les épaules. 

Plus d’info ?

www.jawharmusic.com

Nuits 2020 @Botanique : Jawhar

Page Facebook : Offo Vrae

Chaîne Youtube : Jawhar

 

Photos : @Brussels Is Yours